Après la guerre franco-prussienne de 1870-71, de nombreux Alsaciens quittent leurs départements devenus allemands et viennent s’installer en France, entrepreneurs du textile comme ouvriers. Ces réfugiés vont écrire une des plus belles pages de l’industrie elbeuvienne du drap de laine, en modernisant une production encore très artisanale.
Un destin lié à l’histoire européenne et à la rivalité franco-allemande
Au lendemain de la signature du traité de Francfort, le 10 mai 1871, qui met fin à la guerre et cède l’Alsace et une partie de la Lorraine à l’Allemagne, Théodore et Maurice BLIN, les fils d’Aron, modeste colporteur devenu industriel de la laine à Bischwiller dans les années 1820, n’ont pas d’autre choix que de quitter leur région. Ils décident alors de transplanter la production de drap noir haut de gamme, accompagnés par mille ouvriers alsaciens, en Normandie.
Pourquoi ce choix de la France ? Par attachement à la tradition révolutionnaire d’émancipation des juifs de France, promulguée en 1791, qui en fait des citoyens à part entière. Or, les juifs d’Alsace étaient, parmi les communautés juives de la France d’Ancien Régime, l’une des plus pauvres et des plus discriminées. D’où cet attachement fort à la France révolutionnaire et républicaine, qui sera d’ailleurs déçu par l’affaire Dreyfus. Pour des raisons économiques, également, les clauses douanières du traité de Francfort interdisent aux départements annexés par les Allemands de commercer avec la France.Pourquoi, en Normandie, à Elbeuf ? Parce que la ville est proche de la capitale et en bord de Seine, ce qui favorise le transport fluvial et l’arrivée de laines fines espagnoles. Et la région a une tradition de textile ancienne, avec une main-d’œuvre qualifiée. En effet, dès le début du XVIe siècle, les premières draperies voient le jour à Elbeuf. Colbert y implante en 1667 la Manufacture royale de draps. À la fin du XVIIIe siècle, les métiers tournent à plein régime. Les manufactures se multiplient : CLARENSON, GASSE et CANTHELOU … En 1863, la ville aux cent cheminées produit une bonne partie du drap de laine français. Pour les ambitions des drapiers alsaciens, les conditions sont réunies.
Naissance d’une grande usine, 1872-1914
Une immense usine, sur 4 étages d’ateliers clairs et aérés, construite de brique et d’acier. Les deux premiers étages étaient voués aux opérations d’apprêt de la laine, les deux autres au tissage.Cette usine de laine cardée ouvre dès le printemps 1872 et bénéficie des aides de l’État. Les frères BLIN font édifier d’importants bâtiments situés sur des terrains peu urbanisés d’une ville à l’époque peuplée de 22 000 habitants (contre 17 000 aujourd’hui). Ils créent un établissement qui concentre toutes les tâches nécessaires à la confection d’un tissu fini. BLIN & BLIN devient l’usine la plus puissante et moderne de la ville, occupant plus de 33 000m² de surface, une usine intégrée; chaque bâtiment est voué à une étape de la fabrication de la laine : lavage, peignage, cardage, filage et tissage. Toutes ces opérations sont mécanisées ; les machines, mues par la vapeur, sont souvent d’importation anglaise pour le filage ou le tissage.
Malgré le mauvais accueil d’une bourgeoisie locale, conservatrice et catholique, les membres de la famille BLIN s’installent dans des maisons de maîtres le long du cours Carnot. Juifs républicains, les BLIN investissent le champ social pour l’ensemble de la ville. Très en butte à l’antisémitisme, ils soutiennent les élites républicaines qui construisent la IIIe république. En patrons paternalistes, ils encouragent la création des patronages pour filles et garçons, des établissements d’hygiène et de loisirs … La main d’œuvre, à l’origine alsacienne, au parler « allemand » (les autochtones ne font pas la différence entre le dialecte alsacien et la langue allemande) et souvent de religion protestante, finit par accueillir de plus en plus de travailleurs locaux. L’intégration, difficile au début, se fait peu à peu.
À la veille de la Première Guerre mondiale, l’usine lainière compte 2 000 ouvriers (contre 406 en 1876). Les clients sont prestigieux : la haute société, les maisons de haute couture. Pourtant, les affaires vont mal. Si les commandes militaires relancent une production en perte de vitesse (commandes de drap bleu, bandes molletières pour les poilus), les années 20 amorcent une diversification vers des laines plus légères et plus colorées que le drap noir. Les conditions de travail sont difficiles et l’usine n’est pas épargnée par les grèves de 1936.
Le déclin 1918-1975
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la famille, après avoir tenté un arrangement avec l’occupant, par le biais de prête-noms, fuit en 1941 en zone sud. Claude ZIMMERN et Albert BLIN s’engagent dans la résistance. La production continue car l’entreprise est réquisitionnée par l’industrie allemande. Elle évite ainsi les problèmes de trésorerie. À la Libération, les BLIN reprennent les commandes et misent sur la diversification et l’exportation.
Toutefois, après la seconde guerre mondiale, les matières synthétiques concurrencent le drap en laine pure, produit phare de la maison, passé de mode. La chute des ventes semble inexorable dans un contexte de crise du textile. Les difficultés financières s’accumulent.
À cela s’ajoute l’arrivée en 1958 de l’usine Renault à Cléon qui attire les ouvriers qualifiés avec de meilleurs salaires. Les plans de redressement de 1971 et 1974 ne suffisent plus. En 1975, c’est le dépôt de bilan et le licenciement de 660 employés.
À noter que la dernière usine lainière d’Elbeuf ferme en 1992; ce sont les établissements Prudhomme, eux aussi spécialistes de la laine cardée et peignée (souvent avec des machines à chardons, assez originales).
La Renaissance …
De l’usine Blin aux logements HLM et à la Fabrique des savoirs
Comment valoriser la mémoire et ce patrimoine industriel ? Dès la fin des années 1970, la reconversion s’opère : les anciens îlots deviennent des logements HLM. La mairie y implante aussi des commerces, une médiathèque, un foyer pour personnes âgées.L’ancien logement patronal d’André BLIN (1880) a été reconverti en bâtiment administratif du lycée André Maurois. L’énorme sous-sol de la chaufferie est transformé en une sorte de petit théâtre à l’antique, avec gradins et scène.
Depuis, l’îlot Gambetta abrite la Fabrique des savoirs. La réhabilitation a permis d’y installer un pôle culturel, une MJC, un musée, le Centre d’archives patrimoniales et le Centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine.
Sources :
Photos : la fabrique des savoirs, le site des presses universitaires de Rouen et du Havre.
L’étude d’ E. REAL sur la reconversion du patrimoine industriel à l’échelle européenne :
https://books.openedition.org/purh/7252
Le catalogue de l’exposition BLIN (2019) https://www.metropole-rouen-normandie.fr/sites/default/files/publication/2019/catalogue-expo-blin.pdf
Sur les archives Blin-Blin : https://francearchives.fr/fr/article/130607556
Sur la Fabrique des savoirs : https://www.mairie-elbeuf.fr/envie-culture-sport/equipements-culturels/fabrique-des-savoirs/
Jean-Claude DAUMAS a publié sur le sujet dans Etudes normandes et ailleurs de nombreuses études qui font référence, en ligne sur le site Persée, notamment sur les sujets suivants :
La seconde vie de Blin, l’usine réutilisée en 2001 :
https://www.persee.fr/doc/etnor_0014-2158_2001_num_50_4_1439
Ascension et chute d’une firme lainière elbeuvienne 1986 :
https://www.persee.fr/doc/etnor_0014-2158_1986_num_35_4_2699