Parcours Européens à Rouen.

Parcours Mouvement Européens à Rouen.
Agglomération Seine-Eure Au-delà de la Métropole Rouen-Normandie

L’abbaye de Fontaine-Guérard
Un joyau du réseau européen des abbayes cisterciennes

À 20 km de Rouen et à quelques centaines de mètres de l’étonnante filature Levavasseur à laquelle nous avons consacré un article sur ce site, se trouvent, sur la commune de Radepont, adossée à la pente calcaire sur les bords de l’Andelle, les ruines d’une abbaye cistercienne, l’abbaye de Fontaine-Guérard.

Le contexte de la fondation

L’abbaye sur le plan de la forêt de Longböel dressé en 1565.

Amaury de Meulan, seigneur de Gournay et de Beaumont, possesseur d’une partie de la vallée de l’Andelle, institue ce monastère féminin en 1135, dans un contexte tendu entre le Royaume de France et celui d’Angleterre. En effet, en 1135, Henri Ier Beauclerc, duc de Normandie et roi d’Angleterre, meurt sans laisser de fils. Son neveu Étienne de Blois parvient à se faire couronner à la place de Mathilde l’Emperesse, qui avait épousé Henri V, empereur du Saint-Empire germanique. Commence une guerre de près de vingt ans, l’Anarchie. En 1194, Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre, construit un château à Radepont, dont Philippe Auguste s’empare en 1203, un an avant la conquête de Château-Gaillard qui assure la réunion de la Normandie à la couronne de France.

Une abbaye de style anglo-normand

Le dortoir, photo VDBK.

Construite avec un matériau qui se trouve sur place, dans le style gothique normand, elle n’a pas été remaniée au cours des siècles, et offre donc un bon témoignage de cette architecture, en particulier avec la salle capitulaire qui s’ouvre sur l’ancien cloître,  aujourd’hui disparu, avec une aile de l’abbaye. Le dortoir à l’étage est remarquable par sa charpente du XVIIe siècle  et son ensemble de baies étroites qui correspondaient chacune à une cellule de moniale. Au nord, le cellier voûté, d’une grande fraîcheur tout l’été, est surmonté d’une chapelle restée intacte, alors que la voûte de la nef de l’église abbatiale a disparu.

L’ abside de l’église abbatiale et la nef.

L’ensemble est un témoignage significatif à la fois de l’architecture monastique anglo-normande du début du XIIIe siècle et du plan généralement adopté dans les abbayes cisterciennes.

L’abbaye avait sur l’Andelle un moulin à blé et jouissait d’un droit exclusif de pêche. De plus, Louis IX , dit Saint Louis, lui accorde l’exemption perpétuelle de tout droit de péage pour les marchandises.

Les effectifs de l’abbaye ne paraissent pas avoir été très importants (18 religieuses en 1549). En 1790, avant la dispersion des moniales, elle employait un vigneron attitré, pour gérer les vignes du coteau situé au-dessus, des journaliers et vendangeurs, un jardinier, quelques domestiques, trois charretiers, un sacristain, un régisseur, un chapelain, logés sur place, sans compter la main-d’œuvre des pêcheries sur l’Andelle. Beaucoup d’abbesses appartenaient à l’aristocratie du pays. La dernière, nommée en 1777, se retira dans sa famille à Radepont en 1790 .

François Guéroult, architecte rouennais, acheta en 1792 l’abbaye devenue bien national, ayant vu le parti qui pouvait être tiré de la force hydraulique de l’Andelle.

Les cisterciens : un réseau monastique européen

Comme l’a montré le grand historien médiéviste Georges DUBY, le succès cistercien repose sur  Bernard de Clairvaux, saint Bernard. Prêcheur de croisade, très dogmatique, grand ennemi du modernisme, et de la raison (« Encore une ruse de la  raison ! »), il fut le principal adversaire d’Abélard.  Il a paradoxalement, en contribuant à la diffusion cistercienne, fait avancer l’Europe dans une direction qu’il réprouvait : le progrès des connaissances et technologique.

En effet, on admire aujourd’hui la rigueur architecturale des abbayes cisterciennes, mais on ne sait pas toujours qu’elles ont été un des principaux moteurs d’une première révolution industrielle au Moyen Âge.

Les abbayes cisterciennes en Europe

Quand en 1098 le moine bénédictin Robert de Molesme quitte son abbaye pour fonder celle de Cîteaux, dans une vallée marécageuse couverte de roseaux (cistelles), il revient à la stricte observance de la règle de saint Benoît et remet au premier plan le travail, qui s’accorde aux vœux de pauvreté et d’humilité, dont s’était affranchie l’abbaye de Cluny en s’enrichissant. Bernard de Clairvaux renforce cette règle. D’ailleurs au nom de l’austérité, il s’oppose à tout décor sculpté dans les abbayes.

En un siècle, l’Europe entière voit se créer un réseau de plus de mille abbayes et six mille granges cisterciennes. Dans la région, il y a en outre les abbayes de Bonport, près de Pont-de-l’Arche et du Valasse à Gruchet-le-Valasse. Les granges sont des unités de production agricoles complètes dépendant d’une abbaye, exploitées par cinq à vingt frères convers, catégorie se consacrant aux travaux agricoles, parfois aidés de salariés et de saisonniers. Leur production est généralement très supérieure aux besoins des abbayes qui revendent alors leurs surplus.

Les abbayes cisterciennes : un moteur de l’économie médiévale

Les abbayes ont un rôle essentiel dans la révolution technologique et économique du XIIe siècle. Leurs abbés, qui chaque année se réunissent à Cîteaux (ils sont trois cents en 1150) n’y échangent pas seulement des considérations sur la règle, mais aussi des connaissances technologiques qui se transmettent ainsi dans toute l’Europe.

Les cisterciens défrichent peu et mettent plutôt en valeur des terres considérées comme inexploitables,  rachètent parfois des villages existants et exploitent au mieux les ressources locales,  en valorisant les forêts plutôt qu’en les détruisant. Ils développent leurs activités dans de multiples domaines. Chaque abbaye a une vigne pour couvrir ses besoins et développe la production de qualité, comme en Bourgogne. Comme les Cisterciens ont des élevages ovins et sont de bons gestionnaires, des marchands flamands et italiens fréquentant les foires de Champagne, leur demandent de s’occuper pour eux de l’importation de la laine anglaise, ce qui accroit sa réputation. Leur règle limitant la quantité de viande dans l’alimentation, les Cisterciens développent la pisciculture, et le développement de la carpe en Occident est parallèle à l’expansion de l’ordre.

L’industrie, le génie hydraulique et les gains de productivité

Chaque monastère doit disposer d’eau et d’un moulin, et les cisterciens se spécialisent dans le génie hydraulique, bénéficiant de plus des techniques d’irrigation passées en Occident via l’Espagne musulmane et la Catalogne. L’utilisation de l’énergie hydraulique entraîne un énorme gain de productivité : la meule d’un moulin à eau peut moudre 150 kilos de blé à l’heure, soit la productivité de 40 serfs. Les cisterciens sont parmi les premiers à utiliser les foulons hydrauliques, et surtout le martinet, dont ils généralisent l’emploi dans toute l’Europe. Ils sont aussi les premiers sidérurgistes de Champagne, utilisant de plus le laitier des fours comme engrais agricole.

Ils maîtrisent aussi les arts verriers et disposent de fours permettant de couler du verre plat pour les vitraux. Pour les besoins de leurs constructions, ils doivent fabriquer des centaines de millions de tuiles et les carreaux de sol des abbayes.

La puissance commerciale

Les abbayes, implantées le long de rivières, affluents de grands fleuves, sont idéalement placées pour écouler leurs produits.
Les Cisterciens sont partout sur ces axes fluviaux : sur la Garonne et la Loire qui conduisent à l’Atlantique et donc à l’Angleterre et l’Europe du Nord, sur la Seine et ses affluents qui mènent à Paris, puis Rouen et à la Manche, sur le Rhin (et la Moselle ou le Main) vers les régions peuplées et commerçantes contrôlées par la Hanse, sur le Pô, sur le Danube. Ils sont donc maîtres d’un réseau commercial couvrant toute l’Europe et particulièrement bien implantés dans les villes accueillant les foires de Champagne qui drainent une grande partie du commerce européen aux XIIe et XIIIe siècles.

Mais ces succès économiques vont progressivement contribuer à une transformation radicale de l’ordre qui s’écarte de plus en plus de l’austérité de Bernard de Clairvaux. L’ordre cistercien déclinera au profit des ordres mendiants à l’instigation de saint François.

Sources

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