Le contexte européen
Du 16e au 19e siècle, nombre de pays européens de la côte atlantique ont participé à la traite atlantique et ont contribué à développer l’esclavage dans les colonies d’Amérique; d’après le mémorial de Nantes, les pays les plus actifs dans ce commerce triangulaire ont été dans l’ordre d’importance en nombre d’expéditions :
- l’Angleterre : 41%
- le Portugal : 39%,
- la France : 13%,
- les Pays Bas : 5,7%
- le Danemark : 1,2%.
Liverpool a été le plus grand port négrier d’Europe avec 4 894 expéditions. D’autres états (Suisse, Allemagne) ont pris des participations financières avantageuses dans ce trafic destiné à fournir de la main d’œuvre gratuite aux plantations d’Amérique et des Antilles.
L’esclavage a été progressivement aboli au XIXe siècle ; la France pour sa part l’a aboli en 1794 puis rétabli en 1802, avant de le supprimer définitivement en 1848, grâce à l’action du député républicain Victor Schœlcher. Des révoltes menées par les esclaves sont nombreuses, celle de Toussaint Louverture, qui libère Saint-Domingue (1792-93), étant la plus connue. Saint Domingue deviendra la République indépendante et noire d’Haïti en 1804, après l’échec de la tentative napoléonienne d’écrasement des révoltés. Le dernier pays à abolir l’esclavage sera le Brésil, le 13 mai 1888.
L’esclavage et la traite rapportaient « gros », contribuant à l’enrichissement des ports de l’Atlantique, européens et américains et à l’accumulation du capital qui a permis le décollage industriel. Il a profondément marqué les esprits, en développant la ségrégation, les préjugés raciaux et en légitimant la violence. Le racisme est une des conséquences les plus visibles de l’esclavage, encore aujourd’hui, dans les métropoles comme dans les anciennes colonies.
Du XVIe au XIXe siècle, donc, plus de 12 millions d’Africains sont déportés vers le continent américain pour satisfaire le développement d’une économie qui s’organise entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique.
Liverpool, musée de l’esclavage
Le réseau de la Basse Seine dans la traite : le troisième pôle négrier français
Le trio Rouen, le Havre et Honfleur, aux activités complémentaires et non concurrentes en matière de traite, vient juste après Nantes et Bordeaux. Rouen finance, Le Havre et Honfleur arment les bateaux nécessaires à ce trafic triangulaire Europe, Afrique noire, Amérique et singulièrement pour les ports normands les Iles à sucre des Antilles, au 1er rang desquelles Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe. Le lien à Saint-Domingue est très fort, de nombreux planteurs, là bas, étant d’origine normande.
Ce trafic triangulaire reposait sur la production de toiles et de pacotille en France, embarquées à bord de navires de fort tonnage, échangées sur les côtes africaines contre des populations amenées de force dans des comptoirs comme celui de l’île de Gorée, au large de Dakar, Sénégal.
Cette activité a été très bien documentée, les ports étant tenus d’enregistrer les départs et les arrivées des navires, leur tonnage, leurs équipages, leur destination … Au Havre, une part des archives a cependant été détruite durant les bombardements de 1944.
La traversée de l’Atlantique de ces malheureux, enchaînés entraînait une forte mortalité (environ 20%). Ils étaient vendus ensuite sur des marchés aux esclaves des Antilles et d’Amérique, pour travailler dans les plantations. Le fret de retour des navires négriers vers la France étant assuré par le coton, le sucre, le tabac, le café, denrées coloniales relativement chères. Une activité donc hautement lucrative pour les ports de la Basse Seine!
On dénombre aussi des antillais dans la domesticité des riches familles rouennaise ou havraises.
Le débat abolitionniste à Rouen, des contradictions
Retenons cette première contradiction, à Rouen comme ailleurs en Europe : le XVIIIe siècle, celui de Lumières, en Europe, qui prône l’émancipation des individus, la conquête des libertés démocratiques est aussi celui de l’apogée de l’esclavage dans les colonies ! Dans un premier temps donc, l’économie contredit la pensée déjà audacieuse pour l’époque, des abolitionnistes de la première vague. Pourquoi?
L’économie contre l’abolition de l’esclavage : 1750-1780
À la suite de Montesquieu dans l’Esprit des Lois, publié en 1748 les anti-esclavagistes condamnent le principe de l’esclavage en lui-même, jamais remis en cause depuis l’antiquité, en Europe.
C’est donc l’Europe qui pour la première fois dénonce cette pratique. Montesquieu n’a pas de mots assez durs pour condamner cette pratique dans son texte, « De l’esclavage des nègres », enchâssé dans L’esprit des Lois. Ce premier anti-esclavagisme est représenté à Rouen par quelques beaux esprits, minoritaires, car la bourgeoisie rouennaise est solidaire du Havre et donc forcément esclavagiste, y compris la franc-maçonnerie rouennaise. Jean-Baptiste Milcent, journaliste est un des rares à se prononcer contre la traite et l’esclavage. Il changera d’avis, d’ailleurs, après la révolution.
Les anti- esclavagistes de la première heure n’envisagent pas cependant l’abolition comme un processus immédiat, mais très graduel, par peur de mettre à mal l’économie des colonies d’Amérique, qui repose sur une base servile et sur le commerce exclusif entre la métropole et ses colonies.
Ceci explique les positions timorées de beaux et libres penseurs rouennais, voire, parfois leurs positions esclavagistes et favorable à la hiérarchie des races.
Un exemple de cette solidarité entre Rouen et Le Havre dans la traite est l’union entre la famille de négociants rouennais Lecoulteux et la famille d’armateurs havrais Foäche qui se traduit par un mariage entre Pierre-Barthélémy Lecoulteux et Louise Foäche, au milieu des années 1780. Les armateurs havrais ont notamment créé une Maison de Saint- Domingue (dans laquelle investit la famille Helot, par exemple) etc…
L’économie libérale au secours des anti-esclavagistes : 1780-1848
À partir de 1750/60, à la suite des physiocrates français (« Le tableau économique » de François Quesnay est publié en 1758) et des libéraux anglais, un regard nouveau se développe sur l’esclavage, dénoncé comme une forme archaïque de travail humain, peu productive. Les physiocrates critiquent le commerce exclusif, les droits de douane excessifs et veulent libéraliser le commerce et l’industrie. Les libéraux anglais, selon la formule célèbre d’Adam Smith, proposent que » la main libre féconde mieux que la main esclave« . Les Anglais aboliront la traite des esclaves en 1833.
Musée de l’esclavage, Liverpool.
Ce courant libéral reste très minoritaire à Rouen pour les mêmes raisons évoquées plus haut, mais gagne du terrain, même si l’idéologie dominante est basée sur l’équation suivante: critiquer l’esclavage, c’est faire le jeu des anglais et menacer nos colonies. Cet état d’esprit reste majoritaire, surtout chez les entrepreneurs du textile rouennais, qui se sentent menacés par la concurrence anglaise.
Révolution française et révolte à Saint Domingue : 1789-1804
Rouen et le Havre communient donc dans la défense de la traite et de l’esclavage, au début de la Révolution Française, luttant contre les partisans assez nombreux de la fin de l’esclavage réunis dans la Société des amis des Noirs (Brissot, l’abbé Grégoire) à la Constituante. Jean- Baptiste Milcent retourne à cette occasion, sa veste. De toute façon, la Constituante ne vote pas l’extension des droits de l’homme et des citoyens aux esclaves noirs.
C’est la révolte des esclaves de Saint- Domingue, menés par Toussaint Louverture dès août 1791, qui impose à la France révolutionnaire l’abolition immédiate de l’esclavage sur le sol de Saint-Domingue (29 août 1793), puis le vote historique de la Convention nationale du 4 février 1794, qui étend l’abolition à toutes les colonies françaises, de manière franche et non graduelle.
Ce fait majeur entraîne le ralliement de Rouen, assez modéré au demeurant, à la fin de la traite et à la dissociation entre les intérêts havrais et rouennais. Derrière ses armateurs, Le Havre continuera à défendre l’esclavage et la traite longtemps encore (la reprise de la traite au Havre date de 1822). Le rétablissement de l’esclavage par Napoléon en 1802 (sauf à Saint-Domingue, devenue la République libre et noire d’Haïti en 1804) durera jusqu’en 1848. Rouen, moins liée au commerce avec Saint Domingue, et réinvestissant dans l’industrie cotonnière durant tout le XIXè siècle, se désolidarise du Havre. Place à la modernisation de l’activité textile: la vallée du Cailly devient le petit Manchester rouennais…
La Restauration (1815-1848) maintient l’esclavage mais déclare l’illégalité de la traite, suivant en cela les anglais. Il faudra attendre 1848 pour que la seconde République décrète l’abolition définitive de l’esclavage, tout en indemnisant fortement les propriétaires des plantations. A Rouen, le député conservateur bonapartiste et industriel Levavasseur, propriétaire de filature, reste anti- abolitionniste, soucieux d’importer son coton américain au moindre prix…
La page du premier empire colonial français se ferme, une autre page, celle du second empire colonial, s’ouvre en 1830 avec la conquête de l’Algérie. Mais ceci est une autre histoire…
La traite et l’esclavage ont laissé des traces dans les sociétés européennes et américaines : préjugés raciaux, ségrégation, violences, inégalités des droits, destructuration des familles d’esclaves, etc. Il faut s’en souvenir !
Réveiller les mémoires et écrire l’histoire
La « loi Taubira » du 21 mai 2001, reconnaît officiellement la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité. Depuis 2006, une « Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions » commémore le 10 mai de chaque année cette page d’histoire douloureuse.
De nombreuses villes de l’Europe atlantique ont fondé des mémoriaux de l’esclavage (stèles, musées). Liverpool, Capitale européenne de la culture en 2008 a un musée de l’esclavage. Elle a banni de ses rues les noms des marchands d’esclaves. Nantes et Bordeaux ont largement développé des actions mémorielles. La Basse Seine le fait mais plus tardivement, peut être à cause des contradictions relevées plus haut dans cet article? Toutefois, les actions mémorielles se sont multipliées ces derniers temps. Des stèles ont été inaugurées à Rouen et au Havre.
Le 10 mai 2023 prochain, et jusqu’en automne, 3 expositions régionales commémorant cet événement auront lieu à Rouen, Le Havre et Honfleur : vous inviter à visiter ces expositions et à consulter leurs sites internet dédiés vaudra mieux que de longs discours.
https://www.musees-mah-lehavre.fr/expositions/esclavage-memoires-normandes
https://corderievallois.fr/fr/expositions/esclavage-memoires-normandes-rouen-l-envers-d-une-prosperite
https://www.musees-honfleur.fr/musee-eugene-boudin/20-exposition/26-exposition-academie-julian-honfleur.html
Sources
- N. Bancel, P. Blanchard, S. Lemaire et D. Thomas : Histoire globale de la France coloniale. Editions P.Rey, Paris novembre 2022.
- Eric Saunier : La traite des noirs et l’esclavage. Fascicule Histoire(s) 40 édité par la CREA (2010) https://www.metropole-rouen-normandie.fr/sites/default/files/publication/2018/FH40.pdf
- Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes : https://memorial.nantes.fr/
- International Slavery Museum de Liverpool : https://www.liverpoolmuseums.org.uk/international-slavery-museum